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Chroniques
La nuit de Gutenberg
opéra de Philippe Manoury
Alors que le Théâtre National de Strasbourg programme, début octobre, Ce qui évolue, ce qui demeure, une pièce d’Howard Baker escortant un jeune scribe de monastère confronté à l’apparition de l’imprimerie, voici que tombe La nuit de Gutenberg, quatrième ouvrage lyrique de Philippe Manoury, conçu comme un conte philosophique qui parle « d’un monde dominé par les nouvelles technologies et du rapport que les hommes ont avec elles » – pour citer Yoshi Oida, en charge de la mise en scène (décorative) du projet, comme il le fut jadis de La frontière [lire notre chronique du 5 octobre 2003]. Sur les pas d’autres duos de pionniers (Hindemith / Grünewald, Adams / Oppenheimer, Jarrell / Galilée, etc.), le père de K… s’empare de la figure emblématique d’un combat intellectuel – celle du natif de Mayence, associé par tradition à l’essor d’une copie rapide et rentable – pour réfléchir à cette opposition entre Tables de la Loi et Veau d’Or présente au cœur du Moses und Aaron schönbergien [lire notre critique du DVD], et s’inquiète de ce que « l’écriture qui a été un garde-fou contre le fétichisme, créé maintenant son propre fétichisme au travers de toutes ces petites machines à communiquer ».
Soucieux d’éviter « la facture dramatique continue et homogène de l’opéra traditionnel […], forme de représentation stylisée qui s’accommode mal du pur réalisme », le compositeur choisit une narration fragmentaire qui multiplie les espaces-temps. Prologue à douze tableaux, un quatuor de scribes sumériens capture le monde dans l’argile avant qu’un vagabond dénommé Gutenberg soit rabattu par une hôtesse de café internet qui lui vante « un monde où tout s’échange, où rien ne dure ». Un procès de 1455 évoque alors les soucis financiers de l’inventeur qui doit rembourser ses créanciers avec son matériel en cours de perfectionnement – dans une tension créée par deux percussionnistes sur scène. Suivent des passages d’œuvres littéraires chantés par un chœur polyglotte, des images de chaos guerrier découvertes par Gutenberg – ramenant immanquablement à l’esprit Fahrenheit 451 et Le Cinquième élément –, l’irruption d’un état policier et celle d’une chorale d’enfants munies de jeux vidéo, etc.
Sous la direction de Daniel Klajner en fosse avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Nicolas Cavalier (Gutenberg solide), Eve-Maud Hubeaux (Folia au timbre riche), Mélanie Boisvert (hôtesse à l’évidence aussi lumineuse que sa robe bleu électrique pailletée), ainsi que sept choristes de l’Opéra national du Rhin – par ordre d’ancienneté : Jenz Kiertzner, Christophe de Ray-Lassaigne, Karine Bergamelli, Young-Min Suk, Isabelle Majkut, Yasmina Favre et Hervé Huyghues Despointes – en incarnent les personnages une heure durant.
Malheureusement, une partition morose s’appuie sur le livret geignard de Jean-Pierre Milovanoff – qui se définit lui-même comme pessimiste et mélancolique –, pétri de constats convenus et d’analyses superficielles qui gâtent un sujet superbe. Pour un écrivain, il est permis d’oublier les origines comptables de la graphie et de redouter la mort du livre, source de beauté (littérature) et de vérité (connaissance), dans « un monde factice [où] nous flattons les monstres ». Mais une majorité vénère encore les auteurs quand une minorité les brûle, et ce n’est pas parce que les enfants jouent devant des écrans qu’ils ne lisent plus, ni les éduquer à ce plaisir que leur confier Cervantès et Rabelais, marottes d’universitaires, plutôt que J.K. Rowling. Bien sûr, Manoury apprécie le partage permis par les nouveaux moyens de communication (tout comme Cocteau et Poulenc en leur temps, on suppose), mais il faut lire ses entretiens pour l’apprendre. Certes, le personnage de Folia réconcilie présent et passé, mais de façon bien furtive et tardive. Quant à la critique de la télésurveillance, également présente dans ce pamphlet fourre-tout, elle ne saurait égaler celle d’Aperghis dans Luna Park [lire notre chronique du 9 juin 2011]. Parions être moins déçus par le spectacle muet et sonore qui se prépare avec l’Opéra Comique.
Enfin, en tant que quotidien en ligne, on ne peut qu’être heurté par cette charge vieillotte d’un cloaque-internet, quand on affronte depuis dix ans les critiques les plus naïves comme les attaques les plus perfides – la moins subtile étant la dissociation de la presse écrite, alors qu’il y a simplement « presse papier » d’un côté, « presse L/lumière » de l’autre. Faut-il le rappeler ? De tous temps, chaque média mêle information, distraction (liés au présent) et culture (trace du passé, vision de l’avenir) ; la radio passe du twist, Le Figaro a ses pages mode, et internet est un chronophage hors pair – mais pas immortel, selon l’idée d’Umberto Eco anticipant, « exactement comme les dirigeables ont disparu de nos ciels » [1], le déclin du réseau qui participa à la survie de Rushdie. L’ordinateur reste un outil sous la responsabilité de son utilisateur. À chacun de choisir s’il vit d’art et d’amour ou bien de fumier. « Le cauchemar d’un présent perpétuel », énoncé par le bibliophile Alberto Manguel, n’empêche pas la toile de nous offrir « concentration et profondeur » [2] – soit des niches réservées à la mémoire, telles les propres archives d’Anaclase, accessibles ad libitum, alors qu’il est notoire que le papier journal finit sur les marchés, à emballer le poisson.
LB
- Jean-Claude Carrière – Umberto Eco, N’espérez pas vous débarrassez des livres (Éditions Grasset & Fasquelle, 2009)
- Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit (Actes Sud, 2006)